Le projet semblait pourtant idéalement engagé: en 2017, NTL, entreprise détenue par Alstom et la Banque Publique d'Investissement, reçoit le prix de l'innovation pour son prototype de bus électrique.
Il détonne. Inspiré du tramway et alimenté par batterie, ses roues directrices à chaque extrémité lui permettent de se déplacer en crabe et son plancher bas facilite l'accès des poussettes et fauteuils roulants.
Fort de ce succès et des retours d'expérimentations dans plusieurs villes en France et à l'étranger, Alstom passe la vitesse supérieure et rachète en 2018 l'ensemble de l'activité bus électriques de NTL pour créer Aptis, filiale à 100 % d'Alstom Transport.
Le groupe français est alors l'un des premiers grands acteurs du secteur à se lancer sur le marché des bus électriques. Et compte bien conserver son avance sur ses concurrents.
Rapidement les premières commandes arrivent, 12 bus pour Strasbourg, 7 pour Grenoble, 4 pour La Rochelle, 12 pour Toulon et 50 pour la RATP.
Dans ces villes, les élus veulent réceptionner les bus avant les élections municipales de 2020, pour démontrer leur engagement écologique. Les délais sont courts mais Alstom se montre confiant.
"Fonctionnement Alstom"
A Hangenbieten dans le Bas-Rhin, sur le site de conception où travaillent environ 150 personnes, le changement d'entité entre NTL et Alstom-Aptis ne passe pas inaperçu.
"On a été nombreux à déchanter", se remémore Florian Bouché, secrétaire du CSE. "Beaucoup de directeurs du groupe sont arrivés, on est tombé dans un fonctionnement Alstom, avec beaucoup de process, de validations... Une inertie s'est installée, alors qu'on avait besoin de réactivité".
Au delà des méthodes, Alstom procède à de nombreuses modifications sur le véhicule, au moment de passer du prototype à la fabrication en série.
"Il y a eu des changements de configuration et de design qui ont nécessité de refaire l'ingénierie du bus", explique à l'AFP Didier Pfleger, président d'Aptis. "Et je pense qu'on a un peu sous-estimé le travail nécessaire".
L'entreprise fait aussi appel à de nouveaux fournisseurs. "Peu importe s'ils étaient qualifiés ou non, c'était toujours le moins cher qui était retenu", déplore un ingénieur de conception.
La direction réfute: "On avait dit qu'il fallait choisir des composants standards. Or beaucoup d'ingénieurs ont développé des solutions sur mesure, très chères", nuance Didier Pfleger. Certains composants se révèleront inadaptés et causeront des difficultés.
Pare-brise de 40 kilos
Après avoir largement remanié son prototype, Alstom se lance dans la fabrication pour honorer ses premières commandes. Mais il ne dispose pas des capacités de produire en série et entame en parallèle la création d'une chaîne capable de produire plus de 150 véhicules par an.
"Ça change beaucoup de choses: un pare-brise par exemple, c'est énorme, ça pèse 40 kilos. Si vous le manipulez à la main, il faut trois ou quatre opérateurs, il faut le positionner sur la cabine, régler, il faut des structures pour vous aider à le monter et à le coller. Alors qu'en ligne de production, un bras télescopique le prend, le positionne, vous faites le joint et c'est nickel".
Mais la chaîne de montage ne sera opérationnelle que début 2021.
"On s'est retrouvé avec une ligne de production pour faire des bus en série, mais avec les problèmes des premiers bus livrés, on n'avait plus aucune commande nouvelle, plus aucun client", indique l'ingénieur de conception.
Car pour tenir les délais, Alstom a raccourci la période de tests de plusieurs mois, au détriment de la fiabilité. Strasbourg a reçu ses premiers bus, assemblés comme les prototypes, courant 2019. Roland Ries, alors maire de la ville, apparaît en photo à bord du "véhicule propre" dans les pages du quotidien local.
Problèmes de sécurité
"On a peut-être accepté de livrer des bus à Strasbourg qui n'étaient pas totalement validés, parce que c'était les premiers qu'on faisait", admet le directeur, Didier Pfleger.
Les agents de la Compagnie des transports strasbourgeois (CTS) passent outre les premiers défauts constatés, d'autant que l'entreprise se montre "très réactive" pour assurer le service après-vente, témoigne un cadre de la métropole.
"Mais quand on corrigeait à un endroit, ça n'allait plus à un autre. On commençait à avoir une liste de défauts importante, c'était gênant", complète-t-il. "Et là où c'est devenu très gênant, c'est quand on a eu des problèmes de sécurité".
Début 2021, sur deux véhicules différents, l'essieu arrière devient incontrôlable et le bus se déporte. "Dans un cas, on a même arraché un poteau de signalisation sur un trottoir", indique l'agent.
Le deuxième problème de sécurité est l'inversion du sens de marche: lors d'une mise en route, un véhicule part brièvement en arrière. "Sur le coup, c'est une vingtaine de centimètres, mais si vous heurtez une poussette, ça peut être extrêmement grave", poursuit le cadre métropolitain.
La CTS met donc un terme à l'exploitation des bus Aptis et réclame un remboursement. De longues discussions s'engagent.
"Dans un premier temps, Alstom était dans le déni", déplore un élu. "Au début on ne savait pas qui était en tort, mais comme ça s'est reproduit plusieurs fois, et dans d'autres villes, Alstom a bien été obligé de reconnaître qu'il y avait un souci."
D'autres clients ont connu des difficultés similaires. À Grenoble, des "problèmes d'essieux, de batterie, de fonctionnement des circuits", ont été constatés selon un élu, mais les choses sont rentrées dans l'ordre et les bus circulent.
À Toulon, au contraire, "sur les 12 véhicules livrés, la quasi-totalité n'était pas conforme au cahier des charges", et les véhicules ne sont pas exploités, regrette Thierry Durand, directeur de la régie des transports. "C'était la première fois que je devais assister à une réception des produits avec un huissier".
"Toulon c'est une autre histoire, ils ont demandé un tas de modifications entre la commande et la livraison", précise M. Pfleger. "Et quand on a annoncé la fermeture d'Aptis, ils se sont rendu compte qu'ils ne pourraient pas avoir une flotte homogène, ils ont refusé les bus".
"Chercher du travail"
Face aux difficultés, et en l'absence de perspectives de rentabilité, le groupe tire un trait sur le projet, et les 150 emplois qui vont avec. Au final, l'entreprise a vendu ses bus à un prix unitaire proche de 700.000 euros, pour un coût réel d'environ 1,3 million d'euros. Ses comptes font apparaître une perte de 17 millions d'euros en 2019, puis 10 millions en 2020.
"On pensait que notre produit prendrait une part de marché plus importante, je pense qu'on a été trop ambitieux", avoue Didier Pfleger.
La ligne de production, quasi neuve, ne sera donc pas utilisée pour produire une deuxième génération de véhicules, qui aurait intégré les améliorations apportées depuis les premières ventes, et permis d'amortir les coûts fixes.
Seuls quelques bus, pour la RATP, doivent encore être assemblés. Malgré l'accord entre les syndicats et la direction sur les mesures d'accompagnement du plan social, les salariés se demandent de quoi l'avenir sera fait.
"J'habitais en Bretagne, j'ai été débauchée pour venir travailler ici, sur ce projet d'avenir", ironise une employée. "Entre la réalité et ce qu'on m'a vendu au départ, c'est le grand écart. Je suis venue, j'ai fait déménager ma famille, et au final, je me retrouve à chercher du travail".
(AFP)