Le 16 octobre 2020, le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, 47 ans, avait été poignardé puis décapité près de son collège à Conflans-Sainte-Honorine par Abdoullakh Anzorov, réfugié russe d’origine tchétchène, tué peu de temps après par la police.
Le jeune homme de 18 ans, radicalisé, lui reprochait d’avoir montré en classe des caricatures de Mahomet. Il avait pris connaissance de la polémique autour des caricatures avec une vidéo sur internet de Brahim Chnina, père d’une collégienne.
L’adolescente, visée par une exclusion pour indiscipline, avait menti à son père : elle avait assuré avoir été sanctionnée pour s’être élevée contre la demande de M. Paty faite aux élèves musulmans, selon elle, de se signaler lors de ce cours.
Minute de silence, débats en classe, projection de documentaires autour de la laïcité... Charge aux équipes pédagogiques de décider du contenu de cet hommage.
"Les établissements ont la liberté de s'organiser. Cela pourra prendre la forme d'échange, de discussion. C'est l'occasion de parler de la place du professeur, du savoir", a expliqué jeudi le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer.
La commémoration de l'assassinat de Samuel Paty, il y a un an, "est l'occasion d'un temps de réflexion et d'échanges avec les élèves. Ce temps pourra notamment prendre la forme, à partir du cycle 3 [CM1, CM2, 6e] d'une séquence spécifique sur la construction de l'esprit critique, ainsi que sur le métier de professeur, son rôle et sa légitimité", selon le site Eduscol, qui fournit des contenus pédagogiques aux enseignants.
Le contenu de cette heure de cours dépendra aussi "de l'âge des élèves. Pour des élèves assez jeunes, ça sera plutôt des choses du type : +Quel est la place du professeur pour vous?+ (...) Plus l'élève est grand, plus c'est facile de parler d'esprit critique", précise le ministère, soulignant qu'"en général, c’est à partir du CP qu’on peut faire ce genre d’hommage".
En revanche, Jean-Michel Blanquer a déjà prévenu : si ces hommages venaient à être "perturbés", les élèves concernés seront "sanctionnés", a-t-il insisté au micro de RMC jeudi.
Le ministre a rappelé que de telles sanctions avaient dû être aussi appliquées l'année dernière, peu après l'assassinat. "Des problèmes il y en a eu, mais au moins ils sont signalés. Ils sont aussi circonscrits. Quand on pense aux dizaines de milliers de lieux où cela a été fait, c’est évidemment un pourcentage très faible. Mais là où c’est fait, c’est signalé et sanctionné", a-t-il ajouté.
"Emotion qui remonte"
Mercredi déjà, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin avait appelé les préfets à une "vigilance totale" lors de cet hommage, et plus particulièrement "dans et aux abords des établissements scolaires".
La grande mosquée de Paris a indiqué à l'AFP que son recteur et ses imams se recueilleront vendredi matin devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) où enseignait Samuel Paty.
Du côté des enseignants, Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, premier syndicat du secondaire (collèges et lycées), explique qu'on "sent beaucoup d'émotion qui remonte chez les profs à la veille de cet hommage, face aux souvenirs et au choc que cela a représenté".
"Il y a une volonté des enseignants de vouloir lui rendre hommage dignement"
Samedi, "dans l’entrée même du ministère, une plaque qui pour toujours rendra hommage à Samuel Paty sera inaugurée. Le Premier ministre viendra, ainsi que d'autres membres du gouvernement, avec les parents et la famille de Samuel Paty", a souligné Jean-Michel Blanquer.
La famille sera ensuite reçue dans l'après-midi à l'Elysée par Emmanuel Macron.
En parallèle, un square Samuel-Paty sera également inauguré samedi face à la Sorbonne, lors d'une cérémonie que la mairie de Paris veut simple et recueillie.
Des enseignants inquiets d'un "mode d'emploi" sur la laïcité
Dans la foulée du drame, le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer annonçait en octobre 2020 un renforcement de l'enseignement moral et civique (EMC), qui a succédé en 2015 à l'éducation civique et aborde des notions aussi diverses que la laïcité et la liberté d'expression.
Mais le nombre d'heures consacrées à cet enseignement, le plus souvent dispensé par les professeurs d'histoire-géographie, n'a pas augmenté : une heure par semaine en élémentaire, un enseignement mutualisé avec l'histoire-géographie au collège et une heure toutes les deux semaines au lycée.
"On a beaucoup parlé. Pour certains, nous avons beaucoup pleuré, mais rien n'a changé", résume Bruno Modica, porte-parole des Clionautes, une association d'enseignants d'histoire-géo.
"Le problème, c'est le peu de temps dont on dispose pour travailler avec les élèves" sur l'EMC, regrette Christine Guimonnet, la secrétaire générale de l'Association des professeurs d'histoire-géographie (APHG).
"Sujets sensibles"
De tous les thèmes évoqués, la laïcité reste un des plus épineux: "c'est quelque chose d'extrêmement compliqué, qui est l'objet de fait d'un conflit des interprétations", résume Pierre Kahn, professeur émérite en sciences de l'éducation à l'université de Caen, qui a coordonné le groupe d'experts chargé de rédiger les programmes d'EMC en 2015.
Mais les profs d'histoire disent largement ne pas renoncer à enseigner les "sujets sensibles". Selon un sondage récent du magazine L'Histoire, c'est le cas de 90 % des 3.000 enseignants interrogés.
Parmi les thèmes susceptibles de poser problème, ils citent d'abord la guerre d'Algérie et le génocide arménien, largement devant la laïcité qui n'arrive qu'en huitième position.
"En fonction du profil d'élèves qu'on a, il faut parfois peser les mots", reconnaît Vincent Magne, professeur d'histoire et de lettres en lycée professionnel à Troyes (Aube).
Cet enseignant expérimenté s'estime "assez armé pour répondre à certaines questions" mais il regrette "l'usage politique" de ce sujet et "les interventions médiatiques, ministérielles ou autres", qui "brouillent parfois le message".
Car les enseignants ne voient pas nécessairement d'un bon oeil les déclarations et les initiatives du ministre de l'Education.
La campagne "C'est ça la laïcité" lancée à la rentrée a fait débat, tout comme le "Guide républicain", avec vademecum sur la laïcité mis à jour, diffusé dans les écoles en septembre ou le plan de formation à la laïcité sur quatre ans pour tous les enseignants annoncé en juin et mis en place prochainement.
Campagne "stigmatisante"
Pour Christine Guimonnet, ces formations "peuvent être utiles, parce qu'il y a des collègues pour lesquels la laïcité, ce n'est pas forcément très clair". Mais d'autres sont dubitatifs voire inquiets.
"On nous pond des petits guides et il faut suivre un mode d'emploi. Mais ce n'est pas ça être prof", réagit Amélie Hart-Hutasse, coresponsable histoire-géographie pour le syndicat Snes-FSU et professeure dans un collège en Côte-d'Or.
"Il n'y a pas de prêt-à-penser sur ces questions", poursuit l'enseignante. "Dans la société et le monde politique, il y a des conceptions qui peuvent être divergentes de la laïcité (et) il ne faut pas non plus vouloir éteindre toute controverse, comme si on ne devait apprendre que des vérités définitives à l'école".
"Il y a une volonté d'imposer une certaine vision de la laïcité. C'est visible dans la campagne du gouvernement. C'est une laïcité qui pointe du doigt certaines populations", juge Amélie Hart-Hutasse. Pour elle, il faut "arrêter de mettre des valeurs de la République ou de la laïcité partout".
(Avec AFP)