Face à Goodyear, Sophie Rollet refuse la "fatalité du routier"

Publié le 15/07/2020 - 13:45
Mis à jour le 15/07/2020 - 10:27

« Je ne veux pas être une égérie, j’apporte juste des données »: depuis la mort de son mari routier en juillet 2014 sur l’autoroute A36, Sophie Rollet enquête sur les éclatements de pneus, un travail de fourmi qui pourrait finir par mener la multinationale Goodyear devant la justice.

 © CC0
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C'est devenu une habitude. Entre 3h00 et 6h00 du matin, sur son antique ordinateur qui "rame", Sophie Rollet fait sa "revue de faits-divers" sur les accidents de poids-lourds, avant de coiffer sa casquette de mère de trois enfants.

Depuis sa maison de Geney, petit village du Doubs, cette femme de 46 ans fouille inlassablement la jungle touffue d'internet, zoomant sur les photos d'accidents pour mieux voir les pneus, épluchant les articles qui s'y rapportent, en s'appuyant si nécessaire sur Google Traduction.

Jonglant entre un diagramme de sa fabrication recensant les accidents de poids-lourds liés à des avaries de pneus et un article de journal néerlandais, l'assistante maternelle en cours de reconversion fait montre d'une véritable expertise sur les pneumatiques, "problématique fantôme de la sécurité routière".

Au-dessus d'elle, sur une petite étagère, la réplique exacte du camion-citerne de son mari, Jean-Paul, décédé un jour de juillet 2014, à 53 ans.

"Travail considérable"

Ce matin-là, pendant que Sophie est absorbée dans les préparatifs de l'anniversaire de leur petit dernier, le camion de Jean-Paul est percuté sur l'A36 par un autre poids-lourds qui traverse le terre-plein central après l'éclatement d'un de ses pneus. Les deux chauffeurs sont morts.

Si au départ, l'idée d'une "fatalité du routier", voué à disparaître au volant de son camion, s'impose, Sophie Rollet veut comprendre comment et pourquoi est mort son mari.

Une classique enquête pour "homicide involontaire" est ouverte mais classée sans suite en 2015, après un rapport d'expert qui ne met pas en cause le fabricant du pneu, Goodyear.

Sophie Rollet, qui s'est déjà battue en vain pour obtenir les photos de son mari décédé, dont elle n'a pas pu voir le corps, ne lâche pas prise.

Elle dépose fin 2016 une plainte avec constitution de partie civile, déclenchant l'ouverture d'une information judiciaire, écrit sans relâche aux magistrats, aux gendarmes, accumule des données, compare des accidents que nul n'a jamais rapprochés.

Ses recherches se concentrent sur le pneu Marathon LHS II de Goodyear. Elle déniche un rapport du Bureau d'enquêtes sur les accidents de transport terrestre qui pointe des problèmes sur ce modèle, après un accident semblable à celui de son mari, mais ne l'incrimine pas formellement. Elle découvre que Goodyear a lancé en 2013 une campagne de rappel de ces pneus, officiellement sans lien avec des problèmes de sécurité, mais qu'il reste possible de les acheter.

Trois longues années et des heures passées sur internet plus tard, fin 2019, un nouveau rapport d'expertise confirme son intuition et met en cause Goodyear: le pneu présente des problèmes dans sa structure métallique, "non-décelables lors des suivis".

Le procureur de Besançon, Etienne Manteaux, souligne le "travail considérable" réalisé par cet expert, qui "objective un problème de fabrication du pneu net". "De nouvelles investigations sont en cours", précise-t-il.

"Urgence sécuritaire"

"Il faut maintenant que la société puisse s'exprimer, qu'elle soit a minima placée sous le statut de témoin assistée, voire mise en examen, compte tenu du rapport d'expertise éloquent" sur le pneumatique, estime l'avocat de Sophie Rollet, Me Philippe Courtois, pour qui il s'agit d'une "urgence sécuritaire".

Si, pour l'heure, l'instruction porte sur un seul accident, l'avocat souhaite qu'elle s'empare d'accidents similaires, en évoquant "72 ou 73 sur les dernières années qui impliquent un pneumatique de la même marque, pour la majorité du même type".

"C'est un problème européen, pas un épiphénomène", avec une production qui s'est étendue de 2011 à 2013, insiste-t-il.

Goodyear, pour sa part, souligne dans un communiqué que "sans lien avec le pneu LHS II impliqué dans l'accident de juillet 2014, la société a mis en place un programme d'échange de pneumatiques pour une autre gamme et une autre dimension ("LHS II+") à partir de la fin de 2013". L'entreprise assure qu'"aucun défaut de fabrication n'a été constaté sur le pneu" impliqué dans l'accident.

Après six ans passés à essayer de ne pas confondre obstination et obsession, avec le soutien de ses enfants mais pas toujours de ses proches, Sophie Rollet se garde bien de crier victoire.

De sa voix calme, elle dit souhaiter simplement que la justice pose enfin "un regard sérieux" sur ce dossier. Pas pour toucher des indemnités - elle en a déjà obtenu par une procédure civile en 2018 - mais pour un "effet boule de neige" sur la sécurité routière.

(AFP)

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