Anne Vignot sur les relations entre Besançon et Dijon : ”On n’est pas des copains, mais…” 

Publié le 13/05/2024 - 17:16
Mis à jour le 16/05/2024 - 08:10

EXCLUSIVITÉ • Lors de l’inauguration de l’exposition Made in Germany au musée des Beaux-Arts de Besançon le 3 mai dernier, c’était la première fois que l’on voyait les maires de Besançon et Dijon réunis dans un même projet, voire complices, avec des discours positifs et élogieux l’un envers l’autre. On le sait, les relations entre les maires de Besançon et de Dijon n’ont jamais été particulièrement au beau fixe, alors qu’en est-il dans les coulisses ? Les élu(e)s d'une région doivent-ils forcément s'entendre et collaborer ? On a rencontré Anne Vignot pour en parler...

Alexane Alfaro : Avant cette inauguration à Besançon, aviez-vous eu des contacts avec François Rebsamen pendant votre mandat ?

Anne Vignot : ”Oui, on a eu des contacts avant. Alors justement, c’est important que l'on soit au moins les deux à défendre les grands projets structurants pour la région, comme par exemple la ligne TGV Mulhouse-Lille, c’est l’un des grands axes sur lequel on s’est entendu. On a également parlé de l’ondotologie : on nous avait annoncé un investissement urgent, une fois les bâtiments commencés, en matière de construction de formation parce qu’on est l’une des rares régions à ne pas proposer de formation de chirurgien-dentiste, on avait trouvé cela un peu cavalier, on va dire les choses comme ça…

On a également parlé des besoins du Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires ndlr), sur nos territoires pour l’accueil de nos étudiants ainsi que l’enseignement supérieur et la recherche en général ; on a encore besoin de travailler sur quelque chose qui permettent aux laboratoires de recherche, aux enseignants et aux étudiants, de savoir qu’ils sont dans une région où ils ont une production scientifique de très haut niveau, mais aussi toutes les formations qu’il correspondent aux enjeux du moment. C’est aussi d’apaiser ce qu’il se passe depuis des années dans les universités, entre la Bourgogne et la Franche-Comté, qui ont du mal à faire un bloc.

L’idée, c’est que lorsqu’on a quelque chose qui nous concerne, c’est de communiquer. Donc on avait communiqué deux fois auparavant et le faire un peu plus souvent en fonction de l’importance des sujets.”

A.A : Donc, l’idée aujourd'hui, c’est de fixer un peu plus de rencontres entre vous et François Rebsamen, c’est ça ?

Anne Vignot : ”Pour tout vous dire, c’est au moment du jour de l’an de cette année, où on s’est échangé des voeux, que j’avais dit à François : Est-ce que tu crois pas qu'on pourrait s'exprimer sur les grandes valeurs que nous partageons ? Je parle bien sûr de la question de cette fragilité dans laquelle nous sommes en matière de démocratie, avec des mouvements néo-nazis, dont on a vu encore ce week-end s'exprimer très librement, et une inquiétude en voyant que finalement, on a une société qui n’est peut-être pas en capacité de se protéger de quelque chose qui nous avait amené dans les années 30, vers le pire, le repli sur soi, et qu’il y a une forme de normalisation de cette expression qui se libère de plus en plus, et pour moi c’est un très grave danger. Et je voulais savoir si lui était d’accord pour qu’on puisse parler de notre attachement en tant qu’élus, sur des villes un peu différentes, mais pas tant que ça, pour montrer les valeurs auxquelles on était attachés.

Je trouvais que François l’avait bien exprimé, et on s’est dit qu’on allait se rencontrer régulièrement pour se donner l'occasion d'en discuter avec les gens qu'on rencontre ensemble, que ce soit sur un événement sportif un événement culturel ou un autre endroit, parce qu’on a besoin d'une société qui s'éveille à ces dangers et à ces difficultés dans lesquelles on pourrait se trouver. 

Ça veut dire que je discute avec François aussi, je ne vous le cache pas, de l'avenir de notre territoire Bourgogne - Franche-Comté, et qu’on est bien ensemble pour se dire que nos deux capitales, nos deux métropoles, sont là comme étant des moteurs et qu’il est important que l’on travaille ensemble sur un certain nombre de moteurs en matière d’industrie, de filières, mais aussi en qualité culturelle… Voilà. Après, tout est à monter pour que ça ait un écho auprès du public. Moi, ce que je voudrais aussi, c’est montrer que, parfois, même si les choses ont l’air de nous diviser, les fondamentaux sont là. De toute façon, quand il y a des choses qui nous divisent, l'important c'est de pouvoir se rencontrer et d’en parler."

AA : Quand on écoutait vos discours à l'inauguration, on avait l'impression que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Dans les coulisses, concrètement, est-ce que ça se passait si bien que ça ? Ou alors est-ce que l'inauguration était l'occasion de tout aplanir publiquement, de dire : ça y est on est copains, tout se passe bien ?

Anne Vignot : ”Alors on n'est pas copains. Ça n'existe pas, les copains. Enfin je le dis gentiment comme ça. On s'apprécie. On sait sur quel homme et quelle femme on peut compter. Je redis simplement que c'est de mon initiative que François était là. Et que c'était important que Marie-Guite Dufay vienne à ce moment-là. Ça, c'était important. Mais je rappelle quand même que ça, c'est ma demande parce que je pense qu'en pleine crise démocratique, il est urgent de montrer aussi aux habitants que le dialogue doit toujours être maintenu.

Anne Vignot et François Rebsamen © Alexane Alfaro

Alors on peut être en colère. On peut l'exprimer publiquement. On peut dire des choses où chacun, après, lui trouvera une légitimité ou pas. Mais il est urgent qu'à un moment donné, on se retrouve autour d'une table et qu'on pose les choses. Mais quoi qu'il en soit, et même si au bout du compte, on ressort, on n'en est pas d'accord pour autant. Mais à un moment donné, il est important de montrer qu'on a cette qualité, cette capacité de travailler et de se dire les choses. Alors il y a plein de choses sur lesquelles on n'est pas d'accord."

A.A : Comme quoi ? Vous avez des exemples ?

Anne Vignot : ”Évidemment, quand il conteste des répartitions sur la métropole de Dijon, sur Grand Besançon ou sur d'autres secteurs, et qu'il dit que - si c'est comme ça, je ne vois pas l'intérêt de la région, on n'a qu'à reprendre les périmètres comme on les avait avant, c'est mieux, parce qu'au moins, on identifie bien le rôle structurant de chaque pôle -.  Non, on n'est pas d'accord. Et je pense qu’il y a un moment donné de colère. Et c'est une façon de dire sa colère. Moi, il y a des choses pour lesquelles je ne suis pas d'accord avec, par exemple, Marie-Guite Dufay, mais je n'utilise pas les médias pour dire que je voudrais que Besançon redevienne la métropole de la Franche-Comté. Sans quoi ça m'arrangerait ? Parce que peut-être… Non, je plaisante ! (rires)

Je veux dire par là que c'est aussi une question de personnalité. Chacun a sa personnalité. On a chacun une méthode aussi. Moi, je ne suis pas sur la compétition des territoires, je vous l’ai déjà dit. Et ce que je voudrais, c'est que chacun prenne la mesure que face à une mondialisation qui est d'autant plus exacerbée aujourd’hui, qu'on voit un mouvement libéral qui monte de plus en plus haut et fort, qui s'exprime de plus en plus fort. Là encore, c'est quelque chose qui peut remettre en cause la démocratie dans laquelle on est. Et puis, surtout, le rôle que je pense qu'un élu a de fondamental : nous, on est là pour protéger les populations, pas seulement des protections nationales, mais aussi locales. Ça passe par une analyse des périmètres de nos politiques. Et on sait qu'aujourd'hui, on a une mondialisation qui déstabilise en permanence, les systèmes économiques dans lesquels nous nous trouvons. Et du coup, la situation sociale de nos habitants, on la voit bien. La crise du pouvoir d'achat qui s'est largement fixée sur la crise géopolitique dans laquelle on est. Je parle même pas des changements climatiques, etc. Face à ces mouvements mondiaux, il est incroyable que l'on soit sur une compétition de territoires locaux.

La force dans laquelle on doit se retrouver, c'est justement de faire les choses ensemble. Ça veut pas dire être tous copains. C’est, par contre, savoir s'assurer que les actions qu'on mène, par exemple sur la question de l'industrialisation, sur quel périmètre on doit pouvoir travailler. 

Et moi, je pense que le périmètre Bourgogne-Franche-Comté, il est pertinent. Et quand je le dis, ça veut pas dire que je ne défends pas le bassin de vie et le bassin industriel dans lequel nous nous trouvons, ex-Franche-Comté, on est bien d'accord. Mais c'est comment je le consolide. Et je le consolide en m'assurant que j'ai bien toute la chaîne de valeurs sur nos territoires. Et s'il y a une part des chaînes de valeurs qui sont sur Dijon ou en Bourgogne, comment on s'assure de la consolidation de ces chaînes de valeurs ? Parce que la réindustrialisation, elle passe par ça. Il n'y a pas de réindustrialisation par petits bouts, et il faut qu'on regarde dans la chaîne globale.

A.A : C'est un raisonnement qu'on entend pas si souvent...

Alors ça, c'est un raisonnement qui n'est pas dans l'ADN des élus en général. Un élu, il considère qu'il défend son territoire en défendant ses limites de territoire. Moi, je pars du principe que je défends mon territoire en défendant l'interaction de mon territoire avec les autres territoires. Donc ça, c'est une culture que j'aimerais voir se développer. Alors pas seulement avec François Rebsamen, mais comme en Bourgogne-France-Comté, on est les deux gros pôles et que pour l'instant, on bénéficie d'une dynamique positive, l'idée c'est que cette dynamique positive, on puisse la renforcer. Et on sait combien les moteurs de métropole et d'agglomération sont fondamentaux pour pouvoir s'assurer de cette dynamique.

Je le dis parce que je vais avoir la même discussion avec Alain Chrétien (maire de Vesoul ndlr). Alain Chrétien, quand il fait une offensive sur la ville de Besançon, alors même qu'on est dans un pôle métropolitain... Si on est dans un pôle métropolitain, c'est qu'il a été considéré quand il a été constitué, qu'il était important que l'organisation urbaine du territoire puisse faire prévaloir là encore des projets structurants pour maintenir l’activité, pour maintenir le dynamisme de nos territoires. C'est une espèce de presque rupture de contrat quand on se met à aller sur le territoire du voisin comme si on était justement dans un monde libéral où, finalement, on n'a plus de règles, plus de lois et on se fait concurrence en permanence. Ça repose la question suivante : qu’est-ce qu'on attend d'un pôle métropolitain quand on entre dans une énergie logique de concurrence comme celle-ci ?. 

Je prends un autre exemple. Damien Meslot, le maire de Belfort : on a échangé ensemble, tous les deux, sur la question du devenir de nos Galeries Lafayette. Et franchement, on s'est mis d'accord sur une forme de stratégie pour répondre à Ohayon (Michel Ohayon, propriétaire de 26 magasins Galeries Lafayette, dont ceux de Besançon et Belfort ndlr). On est sur des configurations pas exactement les mêmes, mais on souhaitait le faire ensemble. Quand j'ai appelé Damien Meslot...”

A.A : C’est de votre initiative cet appel au maire de Belfort ?

Anne Vignot : ”Oui, c'est de mon initiative. Je suis persuadée… mais peut-être que c'est parce que je suis géographe et que je sais qu'un territoire, ne se délimite pas par une limite administrative, mais qui se délimite sur la pertinence de l'action qu'on est en train de mener. Tout seul, toute seule, face à un système comme celui qu'Ohayon a mis en place, la Ville de Besançon serait bien en mal de faire des choses extrêmement fortes et entendables. Quand on commence à être un certain nombre de villes, on voit bien qu'à partir de là, on commence à entendre que c'est un système qui ne fonctionne pas, c'est pas un site, c'est un système. C'est pas Besançon, c'est pas Belfort. C'est un système que l'on dénonce et qu'on veut contrecarrer.

J'ai un autre exemple. Si on veut parler par exemple de tourisme... Aujourd'hui, on est en face d'un tourisme qui est celui de l’itinérance. On a tout intérêt à travailler l'itinérance avec les villes qui sont sur les parcours que l'on connaît. Est-ce que c'est par exemple avec Mulhouse que l'on peut travailler un parcours touristique ? C'est une question.

Quand moi, je propose de rentrer dans un territoire d'industrie avec les territoires qui sont sur la frontière avec la Suisse essentiellement, c'est parce que toujours sur la logique de la pertinence de cette politique industrielle, il manquait terriblement le chêneau, l'enseignement supérieur et la recherche, la formation et même un certain nombre d’entreprises qui sont développées sur ces territoires et d'ailleurs qui avaient été largement identifiées à travers le projet UNESCO comme étant un territoire cohérent venant jusqu'à Besançon. 

Donc c'est toute cette façon de travailler que j'ai soumise à François Rebsamen et qui finalement, on verra, dans le principe, est plutôt d’accord. On verra ensuite. 

A.A : Donc selon vous, il faut créer des alliances au-delà des partis politiques ?

Je pense que les habitants, ils attendent de la part des élus qu'on soit dans cette capacité à travailler ensemble quand les enjeux sont essentiels et dépassent justement juste d'être les lieux de territoire. Et ça, la confiance, on sait qu'on a besoin de la travailler. Et je vais être un garant. Et ma garantie, c'est de dire qu'il faut savoir faire les bonnes alliances. Et les alliances, je parle sur la base de ce que le territoire produit. Je ne parle pas forcément d'alliances politiques. Évidemment, quand je dis les bonnes alliances, je reviens du coup à l’initial, sur la base du fait qu'on défend des valeurs essentielles, ces valeurs de la République, et pas les valeurs républicaines comme le Rassemblement national semble vouloir dire qu'il défend. C'est sur les valeurs de la République, celles de la liberté, l'égalité, la fraternité. Donc derrière ce mot, il y a la solidarité et surtout pas rejet de l'autre.

Et aucune société ne s'est jamais constituée dans la durée et en tout cas au bénéfice de la population jamais sur la base du rejet. Il n'y en a pas une. Ils peuvent relire toute l'histoire. Toute l'histoire, ça n'existe pas. Ça génère du conflit. Ça génère des guerres. Ça génère toujours le pire. Le rejet a toujours généré le pire et jamais permis finalement d'être une sortie de crise. C'est souvent en période de crise que ce rejet, il a été identifié comme étant finalement un moyen de maîtrise d'un phénomène qu'on n'arrive pas à contrôler. Et en fait, on vend de l'illusion. Et ça, moi, je ne suis pas élue pour vendre des illusions, mais je suis élue pour dire qu'on est face à des réalités concrètes, des crises qui sont concrètes et je ne parle pas de la crise climatique… Là, il n'y a rien de plus concret. Concrète aussi sur le fait qu'on a bien nos populations qui sont en crise de pouvoir d'achat, plus difficilement concrètes quand on parle du système financier dans lequel on est, vu comme il est installé désormais, il est devenu une forme concrète, même si c'est une construction humaine. Et c'est l'expression d'un pouvoir de certains sur d'autres. Mais en tout cas, ça a pris une dimension concrète qui, là encore, finalement, dépasse les lieux de gouvernance démocratique.

A.A : Donc dans votre logique, on oublie les partis politiques ? Par exemple là, Damien Meslot est à droite…

Anne Vignot : ”Alors non, quand j'appelle Damien Meslot, c'est parce qu'on est face à une même réalité. Sur un dossier comme celui-ci, on défend les mêmes choses, c'est-à-dire qu'on veut maintenir de l'emploi sur notre territoire, on veut maintenir la vitalité de nos centres-villes, on veut défendre un commerce. Et donc on s'appelle, on se met d'accord sur ce que l'on veut défendre. À partir du moment où on veut défendre la même chose, on peut discuter. Voilà. Mais avec François, c'est pareil. Pour moi, ce qui m'importe, c'est la défense des projets. On a des projets qui peuvent être partagés. Est-ce que vous êtes d'accord pour qu'on en parle ensemble ? On est d’accord.

Et par contre, je ne serai pas d'accord forcément avec d'autres politiques. C'est-à-dire que je ne prends pas en bloc la vision politique de Damien Meslot. Mais sur des sujets particuliers, on est en capacité de travailler ensemble.

A.A : Si le maire de Belfort était du Rassemblement national, l’auriez-vous appelé ? 

Anne Vignot : Non, non…

A.A : Même pour défendre les Galeries Lafayette ?

Anne Vignot : Sur les Galeries Lafayette... c'est une bonne question… Non, parce que derrière, dans le discours du RN, il y a trop de valeurs sur lesquelles je n'arrive pas à partager quoi que ce soit.” 

A.A : Avez-vous un souhait particulier pour les relations entre Besançon et Dijon, un projet qui n’a jamais été réalisé depuis la fusion des régions ?

Anne Vignot : ”On a un enjeu qui est partagé. C'est quand même celui de la dynamique de notre enseignement à la recherche. Ça, c'est évident. On a besoin de travailler ça ensemble. Et puis encore une fois, je pense qu'il y a quelque chose d'essentiel. C'est l'industrie, c'est-à-dire les filières dans lesquelles nous sommes. Il y a quelque chose que l'on doit travailler. Mais aucun territoire ne va réussir à... Enfin la question des équipements, celle par exemple du train est importante. Pour moi, elle est fondamentale, celle du train. On doit travailler ensemble pour avoir un vrai projet en matière de transport en commun.

Pas que LGV, d'ailleurs. Mais ça, c'est important. Et puis je pense qu'on a beaucoup de choses à échanger, mais qui se font pas de façon systématique.  Mais on a échangé sur des bonnes pratiques que l'on développe les uns les autres. Et ça, on le faisait pas. On n'avait pas de rencontre particulière avec Dijon pour se dire « Tiens, comment tu abordes la question de l'énergie sur ton territoire ? Comment tu abordes la question des modes doux sur ton territoire, etc. ? »  « Quels sont les choix que tu fais ? » Et finalement, peut-être qu'il y a des choix qu'il faudrait qu'on opère les uns et les autres. Des fois, on se regarde. Chacun s'observe dans ses pratiques. Est-ce qu'à un moment donné, il serait intéressant d'en parler d'une même voix ? Donc ça, c'est toute une question que je me pose aujourd'hui pour savoir si on peut le faire. J'espère qu'on pourrait le faire. 

A.A : Quand on parle de rivalité entre les deux régions, c’est surtout dans l'esprit des Bisontins, plus que dans celui des Dijonnais, mais comment vous positionnez-vous ? 

Anne Vignot : ”Moi, j'ai pas de rivalité ni avec Dijon, ni avec Mulhouse, ni avec aucun territoire. Je me concentre sur quelles sont les énergies que nous avons sur ce territoire-là et dans quelle mesure ces énergies-là, elles sont toutes bien mobilisées et elles bénéficient aux habitants actuels ou futurs. Je le dis comme ça. Et ces énergies-là, elles sont propres au territoire. Mais un territoire isolé, il se meurt. Donc elles existent aussi parce qu'elles sont en interaction avec un territoire qui est peut-être juste à côté, comme avec la Suisse. Est-ce que je suis en rivalité avec nos amis suisses ? On pourrait se poser la question. Très souvent, la question, c'est... On est en rivalité avec nos amis suisses ? Bien sûr que non. On n'est pas en rivalité. On est sur des rapports économiques. Mais on appartient à un même bassin économique.

A.A : Même s'il y a plein de cerveaux, des savoir-faire qui partent en Suisse ?

Anne Vignot : ”En fait, je ne sais pas si j'ai des cerveaux ou si j'ai du pouvoir de travail. J'ai des gens qui bossent, qui vont en Suisse. Mais j'en ai qui reviennent de Suisse, qui reviennent aussi sur notre territoire. Et de toute façon, en étant dans un périmètre économique comme le nôtre, la Suisse, elle s'est toujours appuyée aussi sur la dynamique économique de notre territoire. Toujours. Elle s'appuie sur la dynamique économique parce qu'il y a une sous-traitance. On a des chaînons, des chaînes de valeurs qui sont sur le territoire, le nôtre. Et elle s'est toujours appuyée, ça fait plusieurs centaines d'années, c'est pas aujourd'hui ! Alors chacun y voit le bénéfice ou pas. Chacun peut considérer que s'il avait pas l'autre, il pourrait peut-être faire autrement. Mais en attendant, ça fait plusieurs centaines d’années que ce territoire-là, il fonctionne. Il fonctionne avec ces formes d'équilibre, de déséquilibre.

Mais moi, si demain, alors que j'ai 40% dans certains quartiers de chômage, si j'en ai 20% qui vont en Suisse et 20 autres pour ça, qui alimentent mon territoire, ça m'irait bien. On en est encore loin de ce genre de dynamique. Parce que moi, plus j'aurai des gens qui seront rentrés dans l'activité professionnelle, qui auront un pouvoir d'achat digne de ce nom et qui, du coup, pourront rentrer dans une intégration complète de la société dans laquelle nous sommes, c'est-à-dire qui se retrouve pas en précarité, en difficulté, parfois même happée par les sirènes du trafic, par exemple. Eh bien moi, je le dis, ça me gêne pas du tout.

J'ai rencontré des jeunes gens qui sont rentrés par un CAP et puis sont des travailleurs en Suisse. Ils m'expliquaient qu'eux, au départ, ils avaient imaginé qu'ils ne trouveraient jamais de débouchés. Et ils ont été, entre guillemets, fascinés par les revenus suisses. Mais ils ont aussi l'intention de ne pas faire ça toute leur vie. En attendant, ce sont des familles qui vivent bien. Donc ce qu'il faut, c'est de trouver l'équilibre sur notre territoire. Et je sais que l'État français est en train de travailler pour que, par exemple, la formation qu'on fournit sur notre territoire, elle soit aussi partagée avec nos amis suisses, parce que là, à un moment donné... mais c'est du rapport de force. Ça veut pas dire que derrière un rapport de force, il n'y a pas de collaboration. C'est ça que je veux dire.  Par contre, du rapport de force qui aboutit sur « chacun se tourne le dos », là, tout le monde perd. Alors au début, il y a ceux qui sont dans le rapport de force qui croient qu'ils vont gagner, parce qu'ils ont toujours pensé que la force était un élément fort de réussite. Sauf que sur le long terme... Et je pense que les élus sont là pour travailler sur toutes les échelles de temps. Et on doit travailler non seulement sur le court terme mais sur le long terme.

Je vous le dis, sur la collaboration des territoires, en réalité, vous voyez qu'il y a une espèce de culture de la concurrence des territoires qui est vraiment très très forte. Mais je pense que le problème, c'est que jamais l'élu n'a cette approche extraterritoriale, celle pour laquelle il a été élu.  Et c'est comme si on restait sur une balle au camp. On a des élus qui considèrent qu'ils vont être reconnus comme étant puissants en ayant rendu leur territoire, seulement leur territoire, plus fort que celui d'à côté, alors que moi, je pense que notre territoire, il sera reconnu comme étant dynamique parce qu'il aura permis de structurer d'autres territoires que le sien. 

Vous regardez les chiffres INSEE. Je regardais l'analyse qui en était faite de la baisse démographique. Au niveau national, il est reconnu que ce sont les métropoles qui attirent les populations et qu'en fait, ces sont les territoires adjacents à ces métropoles qui sont aussi dans cette dynamique.  Et plus on s'éloigne, plus il y a un gradient. Donc comment on organise aujourd'hui un territoire pour que le gradient soit le plus lâche possible, malgré tout, mais tout en donnant maintenant la force à la centralité ? Et je le dis d'autant plus que quand les gens entendent que je ne parlerai que de l'approche urbaine, alors que quand je dis ça, je parle pas seulement de l'urbain mais aussi du rural, parce qu’il me semble qu’il y a toujours eu une erreur aussi qui a été commise dans nos territoires, c'est de considérer l'architecture urbaine du territoire tout le temps. Il est nécessaire, évidemment, de regarder l'architecture urbaine. Mais je pense qu'on a tourné le dos à l'architecture rurale. Si on considère que l'agroalimentation, par exemple, est un atout majeur de notre territoire, que la foresterie est un atout majeur de notre territoire,  et que si on regardait aussi cette architecture rurale, ça nous permettrait de penser peut-être autrement les équipements et la dynamique rurale et urbaine, qui pour moi ne s'opposent pas. Peut-être que ce sont mes vieilles analyses de géographe historique, mais tous les territoires qui ont évolué, ils se sont toujours appuyés sur un territoire beaucoup plus large que son simple centralité urbaine. Donc je pense que l'histoire a encore des choses à nous apprendre. Et je pense que les élus n'ont pas suffisamment... Mais ça, c'est lié aux façons dont ils sont élus. Les gens sont élus sur la base d'un territoire, et ils parlent aux habitants de ce territoire. Et ils ne leur parlent que de ce qu'ils peuvent dans l'immédiat leur proposer. Et ils parlent rarement du fait que ce territoire-là pourrait porter des choses plus larges en accord avec d’autres.

Et aussi, toute la fiscalité, les leviers financiers sont très liés à un territoire. Quand je dis par exemple, on a une chaîne de valeur qui est sur un ensemble de trois 3 territoires, c'est dommage parce qu'en matière de fiscalité, on partage pas la richesse que dégagent ces chaînes de valeur. Cette chaîne de valeur. La valeur ajoutée d'une chaîne de valeur dans sa complétude, si je peux me permettre de le dire, elle n'est pas identifiée comme étant partageable. Et du coup, ça permet pas de créer cette dynamique-là.

A.A : Il y a quelque chose à faire là-dessus ?

Anne Vignot : ”Je pense que ça pourrait être l'objet d'une réflexion en matière de loi fiscale. Mais là, c'est toucher à des a priori qui sont extrêmement forts. En fait, c'est très lié à la propriété. En France, on ne touche pas à la propriété privée. Et on touche pas non plus à l'idée d'appartenance à un territoire.

L'idée de départ, c'est quand même de pouvoir s'exprimer, que la collaboration c'est l'avenir et que le rejet de l'autre, ça n'a jamais permis de construire quoi que ce soit. Aujourd'hui, on est face à une société qui a tendance à vouloir vendre ce principe qu'il faudrait sélectionner, trier, choisir qui mérite et qui ne mérite pas. Et dans quelle mesure notre société ne pourrait être juste que dans le contrôle parfait du mérite et des bonnes personnes ? Sauf dans les dictatures, ce sont les seuls pays qui pratiquent ce genre de choses, dont on peut d'ailleurs s'interroger sur le bénéfice sinon de quelques familles financières, mais sinon, surtout pas de devenir du pays en lui-même, parce qu'il n'y en a aucun qui s'est vraiment développé. Et là, on revient sur finalement, quand on est sur un absolutisme comme celui-ci, on va sur des fortunes qui sont concentrées sur des familles et on n'est plus sur un travail de société. 

C'est plutôt... je vais le dire comme ça : c'est une démarche intellectuelle dans laquelle on est, mais qui doit trouver des réalités pratiques. Et surtout, j'espère des réalités pratiques qui doivent permettre aux habitants de se dire qu'ils peuvent compter sur des élus qui ont ces valeurs-là pour s'occuper de leur devenir. Voilà.”

© Anne Vignot/Instagram

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